Même si comparaison n’est pas toujours raison, cette affaire récente offre aux professionnels du chiffre une précieuse opportunité de réflexion. Elle met en lumière des failles (des gouffres ?) de vigilance et de contrôle interne. C’est un magnifique cas d’école.
Cet été, la Barclays Bank, la deuxième plus grande banque de Grande-Bretagne s’est vue infliger une pénalité de 39 millions de livres sterling, soit près de 45 millions d’euros. Cette sanction fait suite à une kyrielle de manquements à ses obligations en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux.
Cette « master class » sera prétexte pour nous de rappeler quelques principes intégralement transposables en droit belge et qui devraient être acquis par tout expert-comptable.
Les faits :
Monsieur Stunt, l’ancien gendre de Bernie Ecclestone[1], était, à titre personnel, client de la banque depuis 2005. En 2015, ce dernier demande l’ouverture d’un compte pour son entreprise Stunt & Co.
Au terme de la procédure d’entrée en relation et de détermination du niveau de risque de la société Stunt & Co, la banque conclura à l’existence d’un risque faible de blanchiment de capitaux.
Lors du processus d’entrée en relation un représentant de Stunt & Co avait déclaré que la société prévoyait d’importer, de raffiner et de vendre de l’or d’Afrique de l’Ouest à des acheteurs du Moyen-Orient pour un chiffre d’affaires annuel prévu de 3 millions de livres sterling.
L’enquête ultérieure établira que Monsieur Stunt avait refusé de répondre aux questions de la banque concernant la source de sa richesse au cours des mois qui avaient suivis l’ouverture du compte.
La société Fowler Oldfield, une entreprise cliente de la Stunt & Co, fut la cible principale d’une enquête massive pour blanchiment d’argent largement médiatisée en Grande Bretagne.
L’analyse des mouvements de compte révèlera que Fowler Oldfield n’était pas un client ordinaire. Cette entreprise a viré près de 47 millions de livres sterling sur le compte de Stunt & Co chez Barclays entre juillet 2015 et août 2016.
Après avoir appris durant la relation d’affaire que la police avait perquisitionné les bureaux de Stunt & Co à Londres, Barclays a tout de même considéré que l’activité financière de l’entreprise correspondait aux attentes.
Barclays a maintenu la cote de risque faible de Stunt & Co durant plusieurs années malgré la réception de plusieurs demandes d’informations des autorités portant sur le compte de l’entreprise.
Entre mars 2019 à mai 2020, Barclays a évalué que Stunt & Co présentait un « risque moyen » mais elle n’a jamais soumis ni la société, ni Monsieur Stunt à une vigilance accrue.
Barclays a finalement gelé les comptes de Stunt & Co et de Monsieur Stunt, en vertu d’une ordonnance de blocage émanant des autorités judiciaires. Par la suite, elle les fermera mettant ainsi fin à la relation d’affaire. La banque n’a jamais déposé de déclaration de soupçon même après avoir appris que son client avait été accusé de blanchiment d’argent.
Les autorités de contrôle britanniques en ont conclu qu’« en fournissant des services bancaires à Stunt & Co, Barclays a facilité le mouvement de fonds liés à la criminalité financière ».
On ne saurait lui donner tort !
Voici pourquoi :
- L’appréciation du risque client lors à l’entame de la relation
La LBC/FT repose sur une approche fondée sur les risques. Cela signifie que le risque doit être apprécié concrètement et au cas par cas. Plus la relation d’affaires présentera des risques, plus l’entité assujettie devra y prêter attention. C’est le degré de vigilance correspondant au niveau de risque. Corrélativement, l’entité assujettie accordera moins d’attention à une relation d’affaires à faible risque de blanchiment et dégagera ainsi du temps et des ressources qu’elle consacrera aux situations qui le méritent.
A l’instar des facteurs d’aggravation des risques, il faut tenir compte des facteurs de diminution des risques.
En l’espèce, on peut considérer que la bonne réputation du client (parent d’une personne publique fortunée) établi en Angleterre (facteur géographique) et la longue relation avec le dirigeant de la cliente (client à titre personnel entre 2005 et 2015) constituent effectivement des facteurs de diminution du risque.
Il semble légitime que la banque accorde a priori un degré de vigilance faible à ce client.
Cet a priori positif doit toutefois être nuancé par d’autres facteurs d’évaluation du risque.
L’entreprise se proposait d’importer, de raffiner et de vendre de l’or.
Il s’agit d’une activité expressément considérée par le législateur comme étant à risque. Elle figure comme telle parmi les facteurs indicatifs d’un risque potentiellement plus élevé énumérés par la plupart des législations LCBC/FT.
Par ailleurs, elle projetait de se fournir en matières premières en Afrique de l’Ouest. Nombre des pays de cette région du monde figurent sur les listes du GAFI et de l’UE des pays présentant un risque élevé de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme. Pour le surplus, ces pays, souvent politiquement instables, sont assez exposés aux risques de corruption.
L’essentiel de la clientèle de cette société se trouvait au Moyen Orient. Une zone géographique également exposée aux risques de blanchiment, financement du terrorisme et de la corruption.
La banque n’a tenu aucun compte de ces facteurs de risques liés à l’activité et aux zones géographiques d’activité. Dans son évaluation individuelle du risque, la banque a considéré que sa cliente dont elle connaissait le dirigeant présentait un risque faible malgré des facteurs d’aggravation du risque évidents.
Il s’agit d’erreurs d’appréciation du risque manifestes puisque ces facteurs de risque sont expressément repris dans la loi.
- Le refus de communiquer certaines informations
Les entités assujetties doivent évaluer les caractéristiques des clients, l’objet et la nature de la relation d’affaires. Lorsque les entités assujetties ne disposent pas des informations nécessaires à la mise en œuvre de leur politique d’acceptation des clients ou à l’exécution des obligations précitées, elles ne peuvent même pas nouer une relation d’affaire avec le client.
Pire encore, si cette impossibilité est de nature à susciter un soupçon de blanchiment de capitaux, elles doivent adresser une déclaration de soupçon à la cellule de recherche financière (la CTIF en Belgique).
En l’espèce, la banque a essuyé, sans s’en émouvoir, un refus de répondre du client à une question a priori légitime.
La banque aurait dû au minimum mettre un terme à la relation d’affaire et très probablement adresser une déclaration de soupçon.
Elle s’est abstenue.
- Les manquements en cours de relation
L’évaluation du risque client n’est pas une donnée statique. Il s’agit d’une notion évolutive susceptible de changer en cours de relation. Elle peut être impactée positivement ou négativement par des facteurs extérieurs (ex. : poursuites judiciaires,…), des considérations propres à l’entreprise (ex. : forte expansion, changement d’activité,…) ou simplement par l’écoulement du temps.
1er défaut d’évaluation permanente du client
Un client, pesant tout de même 47 millions de chiffre d’affaires, de sa cliente faisait l’objet d’une enquête pénale pour blanchiment d’argent largement relayée par les médias anglais.
Soit cette information a échappé à la banque, soit elle n’a pas été jugée suffisante pour que la banque revoit le risque BC/FT de sa cliente.
Dans un cas comme dans l’autre, on peut relever un sérieux problème de vigilance en cours de relation dans le chef de l’entité bancaire.
2ème défaut d’évaluation permanente du client
La cliente avait annoncé, lors de l’entrée en relation, une prévision de chiffre d’affaires annuel total de 3 millions de livres sterling.
Elle réalisera en un an un chiffre d’affaires de 47 millions, soit 15 fois plus, avec un seul client. Il s’agissait qui plus est du client visé par les investigations précitées.
La banque ne jugera pas ce volume d’affaire atypique.
Ce dépassement du chiffre d’affaires escompté n’incitera pas à plus de vigilance. Le fait que ce résultat « imprévu » soit réalisé avec un client visé par une enquête pénale n’inquiétera pas d’avantage la banque.
Elle ne relèvera pas le niveau de vigilance et, a fortiori, ne déposera pas de déclaration de soupçon (v. infra).
3ème défaut d’évaluation permanente du client
Après avoir appris durant la relation d’affaire que la police avait perquisitionné les bureaux de Stunt & Co à Londres, Barclays a tout de même maintenu que l’activité financière de l’entreprise correspondait aux attentes.
Durant plusieurs années, Barclays a considéré que le risque de blanchiment par Stunt & Co était faible malgré la réception de plusieurs demandes d’informations des autorités sur le compte de l’entreprise.
Entre de mars 2019 à mai 2020, Barclays a finalement considéré que Stunt & Co présentait un « risque moyen ». Elle n’a jamais soumis ni la société ni Stunt à une vigilance accrue.
- Pas de déclaration de soupçon
La banque ne nourrira aucun soupçon à l’égard de son client et ne jugera pas opportun d’adresser une déclaration de soupçon.
Pas même :
- Lorsque le client a refusé de justifier l’origine de ses fonds et de sa fortune,
- Lorsque le chiffre d’affaires réalisé avec un seul client atteignait 15 fois les expectatives les plus optimistes ;
- Lorsque les autorités anglaises adresseront à la banque des demandes de blocage des fonds de la cliente,
Or, « les entités assujetties déclarent à la CTIF lorsqu’elles savent, soupçonnent ou ont des motifs raisonnables de soupçonner et cela n’implique pas que l’entité assujettie identifie l’activité criminelle sous-jacente au blanchiment. Le soupçon suffit.
Conclusion
Dans cette affaire, l’amende payée volontairement par la Barclay’s Bank est très lourde.
On ne peut toutefois s’empêcher de penser que la banque et ses dirigeants s’en sortent très (trop ?) bien.
Certains pourront considérer que la deuxième banque d’Angleterre a présenté quelques « lacunes » en matière de LBC/FT d’autres y verront une application moderne des vers de La Fontaine[2]. S’agit-il d’un cas d’aveuglement volontaire ? On peut légitimement le penser. La banque aura manqué, avec une constance qui force le respect, à toutes ses obligations de surveillance.
Nous ne polémiquerons toutefois pas sur cette question et chacun pourra se forger son opinion. Gardons de cette affaire : l’occasion offerte de passer en revue un bel éventail des possibilités dont dispose une entité assujettie d’enfreindre la législation en matière de LBC/FT.
[1] Bernard Charles Ecclestone est un homme d’affaires britannique, un dirigeant de sport automobile et un ancien pilote automobile. Largement connu dans le journalisme comme le « Supremo de la F1 », a fondé le groupe Formula One en 1987, contrôlant les droits commerciaux de la Formule 1 jusqu’en 2017.
[2] Jean de La Fontaine, 1678, Les animaux malades de la peste : « Selon que vous serez puissant ou misérable Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ».